Ce texte est le chapitre 7.1. de l’ouvrage en cours d’écriture “Empowerment ou la société de l’anti-délégation“. Toutes les infos et l’introduction à cette réflexion se trouvent ici (il est préférable de lire l’intro avant ce texte, pour bien en comprendre tout le sens, mais vous pouvez aussi vous contenter de ce texte, si seules les questions d’alimentation vous intéressent… et peut-être que cela vous donnera envie d’aller voir dans quelle réflexion plus large ce texte s’inscrit ?)
Commençons notre quête d’autonomie par ce qui nous concerne intimement : notre alimentation. Quelle maîtrise avons-nous de ce que nous ingérons ? La production alimentaire de masse a mis à notre disposition une offre d’aliments sans précédents, et cela en quantité infinie. Mais quelle connaissance avons-nous précisément de ce que nous mangeons, si l’on compare à la connaissance que pouvaient en avoir nos grands-parents, ou plus loin, nos ancêtres du Paléolithique ?
7.1.1. L’alimentation « paléo »
L’une des tendances actuelles en matière d’alimentation est ce qu’on appelle l’alimentation « paléolithique » (et je suis bien placé pour le savoir puisqu’une partie de mon activité professionnelle consiste à suivre des personnes, au niveau nutritionnel, avec ce type d’alimentation). Comme la période paléolithique représente 99,5 % de notre temps sur terre en temps qu’êtres humains, l’alimentation du chasseur-cueilleurs est particulièrement bien adaptée à notre organisme. Et on essaie donc de manger ce que l’on pouvait chasser, pêcher, cueillir, ramasser : viande, poisson, œufs, légumes, fruits, noix, amandes, etc.
De très nombreuses études montrent les bienfaits de cette alimentation, très peu inflammatoire (parce que sans gluten, sans lectines, sans phytates, sans lactose) et à index glycémique bas (parce que sans sucres rapides) sur notre santé. Personnellement, j’ai vu des gens reprendre en main leur physique et leur santé, grâce à cette méthode, comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant.
Mais au-delà de ne pas manger de produits céréaliers inflammatoires et fort sucrés, ni de produits industriels, qu’est-ce qui distingue notre alimentation de celle de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ? A la différence de nous, ils savaient très précisément ce qu’ils mangeaient, simplement parce qu’ils l’avaient eux-mêmes chassé, pêché, cueilli ou ramassé. Et même s’ils n’avaient pas une connaissance scientifique comme nous de l’aliment, ils en connaissaient l’origine.
Comparez un peu : toute personne qui a fait des études secondaires peut dire si ce qu’il mange est plutôt composé de sucres, de graisses ou de protéines. On connaît la différence entre les trois macro-nutriments, protéines, lipides et glucides. Et pourtant, il arrive que nous mangions du cheval en croyant manger du bœuf ! Voilà quelque chose qui ne devait pas arriver à notre ancêtre chasseur-cueilleur…
En acquérant davantage de connaissances sur l’alimentation, nous avons perdu la maîtrise de ce que nous mangeons. Le paradoxe n’est qu’apparent si on se remémore que la modernité est un double mouvement de « différenciation du travail » et de « rationalisation ». Jusqu’il y a finalement peu de temps, la même personne trouvait ou produisait sa nourriture, la préparait, la conservait, et la cuisinait avant de la manger. Aujourd’hui, tout un ensemble de personnes, aux professions tout à fait variées, participent à la production de la nourriture, de la terre (ou de l’étable par exemple) jusqu’à l’assiette. Et ils le font avec tout un savoir rationnel, formalisé, et très spécialisé (la chimie a ici un rôle important) que nous ne pouvons pas tous maîtriser. Au final, on ne sait plus ce que l’on mange, soit tellement ça a été transformé, soit tellement des éléments ont été rajoutés, comme tous les conservateurs et autres additifs.
7.1.2. Etre adulte, c’est se nourrir soi-même
L’anti-délégation se développe donc sur le sentiment qu’ « on nous fait avaler n’importe quoi », et donc sur la volonté de reprendre le contrôle de notre alimentation.
Un peu comme Malcolm X disait « Nobody can give you freedom. Nobody can give you equality or justice or anything else. If you’re a a man, you take it » (pour l’anecdote, j’ai cette phrase tatouée sur mon bras), on pourrait dire « Nobody can feed you. If you’re a man, you feed yourself ». Et comme dans la phrase de Malcolm X, on comprend bien que le « man » ici signifie « homme » par opposition à « enfant », et non par opposition aux femmes. L’enfant « est nourri ». L’adulte se nourrit. On en revient à la définition kantienne du mineur. Ne pas maîtriser son alimentation, c’est rester un enfant au niveau alimentaire. C’est déléguer son alimentation à quelqu’un d’autre, à l’industrie, au commerce. C’est être passif, plutôt qu’acteur de son alimentation.
Le symbole même, c’est le « fast-food ». A part quelques ingénieurs, plus personne ne sait exactement tout ce qu’il y a dans un burger ou un kebab du fast-food. C’est industriel, rationalisé à l’extrême, produit en masse, mais on ne sait pas ce qu’on mange exactement. C’est de la nourriture moderne (au sens historique du terme) pour des « enfants » qui ont délégué à d’autres le soin de les nourrir.
Et la réponse au « fast-food », c’est le « slow-food ». C’est prendre le temps de re-maîtriser son alimentation. Sa production, sa préparation, sa consommation.
L’Etat moderne bureaucratique est chronophage. Il nous « bouffe du temps ». Heureusement, l’industrie moderne qu’il soutient nous sert de la bouffe rapide, qui répond à notre manque de temps chronique. Reprendre le temps de produire et consommer sa nourriture, c’est en soi un acte politique. Le temps est au centre des luttes d’empowerment. Peut-être plus que l’argent.
Ce mouvement de reprise en main de son alimentation peut prendre des formes variées, comme le retour du potager, ou, dans une moindre mesure, des petites plantations de balcon ou d’intérieur. Toutes les émissions de télévision, les livres et les formations sur ce sujet montrent un intérêt croissant pour le potager. « Grow your food ! » est le slogan de ce mouvement.
Même chose pour les cours de cuisine. Ce n’est pas tout de savoir se procurer des bons produits, que l’on connaît bien, il faut encore savoir se les préparer soi-même. Un peu partout des cours de cuisine (surtout bio – et c’est logique) fleurissent. Et il faudrait ne plus avoir allumé sa télévision depuis des années pour avoir manqué toutes les émissions culinaires qui sont programmées.
Mais comme on ne sait pas toujours tout produire et tout cuisiner soi-même, il s’agit de déléguer tout en essayant de garder le plus de contrôle possible, c’est-à-dire en restant au maximum sur du local. On n’a jamais la même emprise sur un gros producteur industriel à l’autre bout du monde, que sur l’éleveur ou le maraicher local.
Un peu partout, apparaissent des groupements d’achats collectifs ou solidaires : des collectivités (quartier, club de sport, école, entreprise, etc.) qui s’organisent pour acheter collectivement des bons produits : des fruits et légumes chez le maraicher, des produits animaliers (viande, œufs, lait, fromage) chez un éleveur local, etc. On s’organise pour s’alimenter hors de la grande distribution. Le local est privilégié, ainsi que le contact direct entre le consommateur et le producteur. Moins d’intermédiaire, moins de délégation, une meilleure connaissance de ce que l’on mange.
7.1.3. De l’auto-défense immunitaire
Si le retour à une alimentation saine a autant de succès, ce n’est pas seulement parce que c’est celle qu’on produit soi-même, c’est aussi parce qu’elle permet de prévenir bon nombre de problèmes de santé. Elle permet donc aussi de se soigner soi-même. L’un des best-sellers actuellement sur Amazon en matière de santé est l’ouvrage du docteur Seignalet : « L’alimentation ou la troisième médecine ». La préface est du professeur Henri Joyeux, célèbre chirurgien cancérologue français, pour qui la majorité des cancers auraient pu être évités par le mode de vie, dont l’alimentation. On estime effectivement que 35% des cancers ayant entraîné la mort sont causés par des facteurs alimentaires (Kravchenko, 2008). Plus largement, des études montrent que 70 à 90 % des cancers sont causés par des facteurs environnementaux, et pourraient donc, potentiellement, être évités (Wynder & Gori, 1977).
« Que ton alimentation soit ta médecine » disait Hippocrate. L’alimentation saine constitue le meilleur moyen de reprendre en main sa santé, sans avoir à déléguer à un médecin. En novembre 2013, le magazine L’Express, en France, titrait en « une » : « Santé : soyez votre meilleur médecin ! ». Le dossier était composé de 30 conseils « pour prendre soin de vous ».
Par les livres les plus vendus, les formations données un peu partout, les émissions de télévision sur la santé, et bien sûr tous les forums « santé » sur internet, on remarque cette volonté de reprendre en main sa santé, par la prévention, en particulier au niveau alimentaire. Tomber malade, c’est risquer de devenir dépendant d’un corps médical spécialisé et de traitements lourds et contraignants. Se soigner soi-même de manière préventive relève donc bien de ce mouvement de l’anti-délégation.
Mais ce mouvement dépasse même le cadre de la prévention, pour évoluer vers le diagnostic. Les moyens technologiques actuels permettent effectivement à chacun de prendre soi-même tout un nombre de mesures de sa santé. C’est ce qu’on appelle le « quantified self » : « self-knowledge through self-tracking ». Grâce à des capteurs divers, et des applications mobiles, chacun peut aisément mesurer son sommeil, sa tension artérielle, son rythme cardiaque, au repos où à l’effort, son taux de sucre, son taux de masse grasse, son poids, etc. Et il semble que nous ne soyons qu’au tout début de cette technologie « e-health ». On parle de « self-tracking », « auto-analytics », ou « body hacking ».
Prévenir les maladies et autres troubles de santé grâce à l’alimentation, à la pratique sportive, et à la récolte de données sur sa santé, c’est faire de l’ « auto-défense immunitaire ». Tout comme l’auto-défense physique a toujours été au centre des luttes d’ « empowerment » de groupes sociaux voulant reprendre le contrôle de leur destinée (on pense par exemple aux Afro-américains, et au fait que le mouvement des Black Panthers s’appelait initialement « Black Panther Party for Self-Defense »), l’auto-défense immunitaire est au centre d’une reprise en main de sa santé par l’individu, qui ne veut plus dépendre d’un corps médical à qui il aurait délégué le soin de le maintenir en bonne santé. Etre acteur de sa santé, c’est s’auto-défendre…
- Kravchenko JS. « Diet and cancer ». International Encyclopedia of Public Health. 2008 : 169-181.
- Wynder EL, Gori GB. « Contribution of the environment to cancer incidence : an epidemiologic exercise ». Journal of the International Cancer Institute. 1977 ; 58 : 825-832.
Lire la réflexion complète sur l’”Empowerment ou la société de l’anti-délégation“…
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