Les nutritionnistes ont donné un nom à ces contraintes alimentaires : la restriction cognitive. Ils en ont dégagé quatre niveaux. Le premier est une attitude volontariste. Le mangeur décide de ne plus écouter ses sensations alimentaires qu’il juge peu fiables. Il s’impose des règles plus ou moins strictes qui lui dictent ce qu’il faut manger en quelle quantité et quand. Le deuxième niveau intervient très vite lorsque le contrôle mental vient perturber les sensations alimentaires. Le mangeur a envie d’un aliment, disons plutôt à ce stade qu’il a des sensations alimentaires qui le pousse vers cet aliment. Mais celui-ci fait partie des aliments interdits. Le mangeur s’en détourne et compense en surconsommant d’autres aliments qui eux, sont autorisés. Cette surconsommation d’aliments autorisés masque les sensations alimentaires qui finissent par disparaitre. C’est le troisième niveau. Sans déroger à ses principes, le mangeur mange de plus en plus, sans pouvoir s’arrêter. Il a toujours faim ou une impression de manque et ne ressent plus de satiété. Le contrôle mental est toujours là mais il est de plus en plus pénible à vivre. Chaque écart de régime est vécu comme un échec que le mangeur tente de compenser, non pas en se mettant à la diète, mais encore en surconsommant des aliments autorisés. Les sensations alimentaires ont disparu. Le mangeur est un mangeur triste qui commence à prendre conscience des effets secondaires de son régime : reprise de poids, frustrations, culpabilité, sentiment d’être en guerre permanente avec soi-même. Un mal-être profond s’installe. Le dernier niveau intervient lorsque le mangeur décide de tout balancer. C’est la perte de contrôle totale aggravée par l’absence de sensations alimentaires, lesquelles sont remplacées par des sensations émotionnelles. Les envies de manger ne sont pas dictées par des sensations mais par des émotions. On mange parce qu’on est fatigué, ou déprimé ou pour passer une colère ou une émotion forte. Du surpoids, le mangeur passe au stade obèse. Au bout de quelques années les problèmes de santé s’installent. Cholestérol, hypertension, diabète, maladies cardiovasculaires, etc. Bien sûr ces différents niveaux sont un peu théoriques. Dans la réalité les choses sont plus nuancées, notamment en ce qui concerne l’intrusion des émotions dans le comportement alimentaire qui peuvent intervenir dès le premier niveau.
De nombreuses études statistiques ou médicales donnent des résultats contradictoires sur les causes réelles de l’obésité. Aucun lien de causalité n’a pu être établi de manière certaine et indiscutable entre la prise de poids et le niveau de lipides, de glucides ou de protéines dans l’alimentation. Il semble toutefois que ce soit la charge énergétique, c’est-à-dire la quantité de calories qui soit la plus déterminante dans la prise de poids. Un gramme de lipide apporte 9 calories tandis qu’un gramme de glucide ou de protéine en apporte 4. Dans son livre « Maigrir sans régime » le docteur Jean-Philippe Zermati prend l’exemple de deux nutritionnistes, l’un célèbre, l’autre méconnu. Le premier, Morgan Spurlock, s’est fait connaître grâce au film « Super size me », tiré de son expérience alimentaire. Pour dénoncer la malbouffe, il s’est alimenté abondamment dans des fastfoods. En un mois, il a pris 11 kilos, a endommagé son foie et augmenté son cholestérol de 0,65g par litre de sang … avec un régime à 5000 calories par jour. L’autre nutritionniste est Mark Haub, professeur de nutrition à l’université du Kansas. Il a fait la même expérience, c’est-à-dire s’alimenter uniquement de « junk food » mais avec modération. Limitée à 1800 calories par jour, il a perdu 12 kilos en dix semaines.
Si la modération calorique semble être une piste à suivre pour lutter contre le surpoids, on pourrait penser qu’il suffit de faire comme Mark Haub, c’est-à-dire manger de tout mais modérément. C’est ce que proposent certains nutritionnistes comme le docteur Cohen. Malheureusement, comme pour tous les régimes, le contrôle mental a des effets pervers qui vont à l’encontre de celui recherché. La nouvelle école de nutrition qui émerge actuellement tente de contrecarrer ce paradoxe en mettant l’accent sur une rééducation du comportement alimentaire. Les personnes obèses ou en surpoids souffrent d’une perte de leurs facultés de contrôle sensoriels, une perte qu’aucun contrôle mental ne peut remplacer. Sur le plan théorique, cette école tend à réduire la prise alimentaire à une simple question d’apport calorique qu’il convient de contrôler, non par le mental mais par l’écoute des sensations corporelles. Les promoteurs de cette école invoquent l’abondance et la diversité de l’offre alimentaire moderne comme cause de cette perte de contrôle. Cette hypothèse semble pour le moins contradictoire avec celle selon laquelle les sensations alimentaires sont capables de réguler la prise alimentaire. Force est de constater que cette capacité est largement mise en défaut. De nombreux faits historiques, ethnologiques, voire d’observations du comportement animal montrent pourtant que l’abondance n’implique pas habituellement une dégradation des capacités de régulation alimentaire. Le lion dans la savane a, à portée de griffes, autant de gazelles, d’antilopes, d’onyx et autres animaux qui sont autant de mets délicieux. Pourtant, quand il est rassasié, il laisse en paix ses proies. Invoquer des causes culturelles qui prédisposerait aux effets pervers du contrôle cognitif n’est pas plus convaincant tant le phénomène est planétaire. Un fait singulier devrait cependant attirer l’attention. Partout dans le monde, l’épidémie d’obésité apparait concomitamment à une occidentalisation de l’alimentation. Cette simple observation revient à suspecter l’alimentation. C’est là un point faible de cette approche. Considérant que toute forme de contrôle mental est néfaste, elle se refuse à mettre en cause les aliments. Mais est-il possible de réguler son alimentation avec la « junk food » ? Si l’obésité apparaît systématiquement dans des populations dont les habitudes alimentaires changent radicalement, cela signifie que ces habitudes ne sont pas équivalentes du point de vue de la capacité des individus à réguler leur alimentation. Les mécanismes de régulations sont nombreux et complexes. Le système digestif analyse la composition chimique des aliments avec précision, en déduit les nutriments qu’il peut en tirer et en fonction des besoins de l’organisme, envoie des signaux de plaisir ou de déplaisir. Le mangeur n’a aucune conscience de tout cela, sinon des sensations agréables ou désagréables. C’est en substance ce qu’écrit le docteur Zermati dans son livre. Mais ce qu’il ne dit pas et qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que tous ces mécanismes sont le résultat de plusieurs millions d’années d’évolution. Ils se sont élaborés et mis au point dans un contexte préhistorique, avant même l’invention de la cuisson des aliments. Plus on s’éloigne des conditions natives de ces mécanismes, plus ils sont flous et approximatifs. Au point de devenir inaudibles et inefficaces avec l’alimentation artificielle et industrielle moderne.
Si le contrôle mental est déstabilisant lorsqu’il a pour objectif de réguler la prise alimentaire, il peut avoir un effet inverse tout à fait positif lorsqu’il a pour objectif de préserver la régulation sensorielle. En s’interdisant les aliments transformés, ne serait-ce que de temps en temps, en s’obligeant à ne consommer lors d’un repas que des aliments naturels non transformés, non cuits, ni même mélangés, le mangeur se replace au plus près des conditions dans lesquelles se sont élaborés les mécanismes de régulation alimentaire. Les sensations ressenties correspondent beaucoup plus précisément aux besoins corporels. La satiété est plus franche et de nouvelles sensations de plaisir et de déplaisir apparaissent. Le mangeur redécouvre des saveurs inattendues parfois même avec des aliments anodins qui deviennent exceptionnels. Il découvre aussi des expressions de la satiété autre que la distension gastrique comme, par exemple, l’affaiblissement des saveurs voire leur changement radical. Autant de signaux significatifs qui interpellent et dont le souvenir demeure et sert de référence même lors du retour au cuit. Le cru permet de restaurer rapidement les sensations essentielles. C’est la raison pour laquelle le fait d’introduire des aliments crus non mélangés ni assaisonnés à chaque repas, ou de faire de temps en temps mais régulièrement des repas totalement crus, peut constituer une forme de régime sans effet secondaires de nature à stopper la prise de poids, voire la diminuer. Ces aliments peuvent être des fruits de saison, du pays ou exotiques, mais aussi des légumes coupés en dés ou émincés, ou encore des oléagineux, sans oublier les graisses végétales telles que les avocats ou les safous. La nature est riche de ces nourritures essentielles qui s’avèrent, lorsqu’on les redécouvre, bien supérieures à celles des supermarchés. Il est dommage de ne pas en profiter.
Livre : Maigrir sans régime du Dr Jean-Philippe Zermati
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