Philippe Even: « Chez les Anglo-Saxons, on sait, alors qu’en France on ne veut pas savoir. Mais, dans les deux cas, l’industrie reste la plus forte. »
Interrogé par L’Express, le Pr Even accuse les labos pharmaceutiques d’avoir créé « un énorme marché artificiel ». Avec l’aide, aveugle ou intéressée, de médecins universitaires qui leur servent de caution.
Voilà dix ans que vous dénoncez les médicaments dangereux et l’influence de l’industrie sur les prescriptions des soignants. Dans votre nouveau livre, vous accusez pour la première fois des personnes, et plus seulement le système.
Pourquoi avez-vous décidé de mettre en cause, nommément, des médecins?
Je compte provoquer un électrochoc chez les confrères, les sortir de leur passivité. C’est un moyen de leur dire: Réveillez-vous et regardez! Je donne des noms, parce qu’avec une démonstration générale personne ne se sent concerné. Les plus corrompus se drapent dans leur dignité, et rien ne bouge.
Comment distinguez-vous un médecin universitaire indépendant d’un autre sous influence?
L’indicateur le plus évident, c’est le nombre de ses contrats comme consultant de l’industrie. On le connaît grâce à la loi Bertrand de 2011. Mais un chiffre élevé ne permet pas, à lui seul, d’établir qu’il y a corruption. Il faut regarder, ensuite, la qualité de sa production scientifique, les progrès que ses travaux ont permis dans sa discipline. Certains consultants jouent un rôle positif, je les appelle les consultants blancs. C’est le cas lorsque le médicament sur lequel ils travaillent est bon, par exemple les molécules contre le virus HIV ou les anti-ARN polymérases contre le virus de l’hépatite C. Le problème, c’est quand le médicament est mauvais. Il ne peut être défendu que par un consultant noir.
C’est-à-dire?
L’industrie doit fabriquer des leaders d’opinion pour imposer sa molécule. Il lui faut des hommes-sandwichs pour porter la bonne parole en France, troisième marché mondial après les Etats-Unis et le Japon. Les noms de ces médecins apparaissent comme cosignataires dans des articles collectifs dictés par les firmes, où l’on compte jusqu’à 30 auteurs de pays différents. Il ne s’agit pas d’un véritable travail de chercheur. Prenez le cardiologue parisien Philippe Gabriel Steg, qui détient le record du nombre d’articles publiés, 369 au cours des dix dernières années. Un article sérieux, c’est une année de travail. Lui publie tous les dix jours en moyenne!
Le Pr Steg se trouve être l’un de vos contradicteurs dans la controverse sur le cholestérol. Selon la thèse que vous défendez, le cholestérol n’est pas le coupable dans les maladies cardio-vasculaires et les médicaments destinés à le combattre, les statines, sont inutiles. Cette position vous a valu, en 2013, une tribune virulente intitulée « Non, monsieur Even! ». Cinq des sept signataires sont épinglés dans votre livre, dont le Pr Steg.
Avez-vous cherché à régler des comptes personnels?
J’affirme que le cholestérol n’est pas dangereux, et sur ce point, en effet, j’ai des contradicteurs. S’ils veulent être crédibles, ils doivent d’abord être indépendants. Et quand ils ne le sont pas, je l’écris. Ce n’est pas une coïncidence que plusieurs soient cités dans mon livre: ils le doivent à leurs liens avec l’industrie. Mais je n’ai pas de comptes à régler avec eux. Je mène le combat contre les statines depuis 2004, bien avant de connaître leur existence. Dans ce livre, je poursuis un objectif plus large encore: prouver la dérive, depuis vingt-cinq ans, du système d’évaluation des médicaments.
D’où vient cette dérive, selon vous?
Les dernières grandes découvertes des laboratoires pharmaceutiques datent de trente ans. Aujourd’hui, ils ne trouvent de vrais nouveaux médicaments que sur des créneaux étroits. Ils continuent à financer ces recherches, c’est la face noble de cette industrie. Mais ces petits marchés ne suffisent pas à faire vivre les entreprises. Alors, elles inventent des maladies bidon comme la préhypertension artérielle ou l’après-ostéoporose, pour lesquelles elles créent des médicaments bidon. C’est la face sombre de l’industrie. Et les autorités sanitaires, qui s’appuient sur des experts achetés par les laboratoires, cautionnent.
Y compris en France?
Le problème est mondial, à une différence près. Les faits de corruption sont maintenant bien connus en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, ce qui contraste avec l’indifférence et l’opacité qui règnent chez nous. Chez les Anglo-Saxons, on sait, alors qu’en France on ne veut pas savoir. Mais, dans les deux cas, l’industrie reste la plus forte.
Corruption, le mot est fort…
Le terme est violent, je l’emploie à dessein. Parler de conflits d’intérêts, c’est hypocrite. Il est question de médecins opportunistes recrutés et rémunérés pour organiser et manipuler les publications scientifiques. Aujourd’hui, la médecine universitaire française est composée de 80% d’inconscients qui ne voient pas la dérive du système, de 10% qui se voilent la face en se racontant des histoires à eux-mêmes, de 5% qui savent pertinemment ce qu’ils font, et de quelques esprits indépendants qui tentent de moraliser les pratiques.
Vous-même affirmez ne pas avoir de lien avec l’industrie. Cependant, l’Agence de presse médicale a relevé récemment que l’Institut Necker, association dont vous êtes le président, a reçu des financements de nombreux laboratoires, parmi lesquels Servier, Pfizer, Astellas.
Ceux-ci ne devraient-ils pas figurer dans votre déclaration d’intérêts?
J’estime que non, car ces fonds ne font que transiter par l’Institut Necker. Ce sont des équipes de recherche universitaires qui les sollicitent et les dépensent, pas moi. Je précise que les 250 contrats en cours bénéficient tous à une équipe, jamais à un chercheur à titre personnel.
Vous avez élaboré une méthodologie originale pour identifier les médecins sous influence.
Pourquoi l’avoir appliquée à une seule discipline, la cardiologie, et aux seuls hôpitaux publics parisiens?
Cette méthodologie exige de compiler tous les articles publiés par chaque médecin, un travail titanesque. J’ai donc dû limiter mon champ d’analyse. La cardiologie représente 27% des dépenses de médicaments hors hôpital, soit plus de 6 milliards d’euros.
On pourrait économiser au moins 2 à 3 milliards d’euros en se dispensant des molécules inutiles, voire dangereuses, les statines, mais aussi les antiagrégants, la Bivalirudine – un anticoagulant – et les nouveaux anticoagulants. L’industrie s’est taillé un énorme marché artificiel, profitant de la coopération tantôt aveugle, tantôt intéressée, des cardiologues universitaires, essentiellement parisiens. C’est pourquoi j’ai centré mon travail sur eux.
Pensez-vous que la communauté médicale peut se remettre en question?
J’essaie de me raconter que ce livre aura cet effet. En même temps, le poids de l’industrie est tel… Quant à l’Etat, je suis très pessimiste sur sa capacité à jouer vraiment son rôle de défenseur des patients.
Que faire, justement, en tant que patient?
Il faut interroger votre médecin sur les bénéfices et les risques des médicaments qu’il vous prescrit, sur le degré de fiabilité des examens qu’il propose. Quand on vous oriente vers un spécialiste, allez sur le site Transparence-Santé avant la consultation et tapez son nom. Si celui-ci détient plus de 20 contrats avec des firmes, alerte! Ça ne signifie pas qu’il est corrompu, mais ça doit vous inciter à poser encore plus de questions.
Source : L’express