Emmanuel Giboulot «?Il y a une omerta sur l’impact des pesticides?»

Viticulteur bio en Côte-d’Or (appellations côtes-de-beaune, rully, saint-romain…), Emmanuel Giboulot, 51 ans, a refusé de traiter ses vignes avec des pesticides. Il est aujourd’hui poursuivi par la justice et encourt six mois d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Il nous explique les raisons qui ont motivé sa démarche.

Propos recueillis par Arnaud Lerch

 

Plantes & Santé : Pouvez-vous nous expliquer les faits qui vous valent d’être convoqué au tribunal de Dijon ?

Emmanuel Giboulot : En 2011, dans le département voisin de Saône-et-Loire, on a trouvé un foyer important de flavescence dorée, une maladie contagieuse et mortelle pour les vignes transmise par un petit insecte, la cicadelle. Un an plus tard, un arrêté préfectoral y décrète l’obligation de trois traitements par pesticide sur les communes touchées et leurs voisines, mais pas dans mon département de Côte-d’Or où il n’y a pas de foyer avéré. En 2013, alors qu’il n’y a toujours pas de foyer avéré, la préfecture nous impose un traitement. J’ai donc refusé de traiter mes vignes. C’est pour ne pas m’être soumis à cette obligation que je suis convoqué au tribunal* et que j’encours une peine de six mois d’emprisonnement.

P. & S. En quoi la décision préfectorale de traiter vous paraît-elle infondée ?

E. G. : D’abord parce qu’il n’y avait pas de problèmes répertoriés sur le département. Dans sa prospection du mois de septembre, le Service régional de l’alimentation (SRAL) a effectué 45 prélèvements sur les deux départements et a trouvé des traces sur seulement trois échantillons. C’était de toute façon la première fois qu’ils faisaient une prospection de cette ampleur : qui dit qu’il n’y en avait pas un nombre équivalent les années précédentes ? Par ailleurs, ils ont traité trois fois de manière systématique en Saône-et-Loire, sans résultat probant puisque la cicadelle est revenue l’année suivante. Pas une région n’a réussi à s’en débarrasser quand elle est en place, car elle se déplace sur d’autres supports végétaux quand la vigne est traitée. Face à cette situation, quelle réponse ? Traiter plus ? Ce que je conteste, c’est cette fuite en avant et des services de l’État qui refusent de voir la réalité en face. Il y a clairement un problème de méthode.

P. & S. S’ajoute pour vous le problème que vous cultivez en bio-dynamie.

E. G. Oui, car avec la bio-dynamie on aborde l’équilibre végétal dans son ensemble. Le maître-mot pour nous c’est le travail sur les sols. Nous ne sommes pas dans une approche du type une maladie égale un remède. D’ailleurs, je n’ai pas utilisé le Pyrevert, le pesticide autorisé en bio. Il n’est pas sélectif, il détruit la faune auxiliaire et, dans une certaine mesure, il est neurotoxique. J’ai hérité de cette exploitation familiale en bio depuis les années 1970, en bio-dynamie depuis 1996. Si j’ai fait ce choix, c’est d’une part pour des raisons environnementales, parce que l’on emprunte la terre à nos enfants et que je veux leur transmettre une terre en bon état. Et d’autre part pour des raisons sanitaires : les preuves montrant les effets des résidus de pesticides sur la santé des travailleurs agricoles et des consommateurs s’accumulent.
P. & S. Comment faire différemment ?

E. G. Il faut travailler sur les équilibres globaux, sur la biodiversité dans les vignobles. Aujourd’hui il n’y a plus un arbre, plus une haie et les sols sont dégradés par l’agriculture intensive. Les plantes sont littéralement sous perfusion. Il faudrait par exemple pouvoir laisser pousser l’herbe dans les contours des vignes, mais là aussi on est dans des systèmes de contraintes très fortes liées à la standardisation. Tra­vailler avec un terroir, c’est pourtant permettre aux différences de s’exprimer.
P. & S. Sur le problème de la flavescence dorée, quelle approche privilégier ?

E. G. On pourrait mettre en place des plateformes d’observation et de collecte des données pour comprendre les paramètres qui influencent la progression du pathogène : qualité des sols, état des vignes, les types de pieds touchés, quand, où, etc. En bref, on pourrait constituer un savoir collectif et réfléchir à pourquoi exactement la maladie apparaît, et faire de la prévention. À ce genre de propositions, les autorités répondent : ce n’est pas notre rôle et nous n’avons pas le budget pour ça. Leur façon de gérer la maladie date de trente ans.

P. & S. Vous risquez gros, est-ce un risque assumé ?

E. G. J’ai mis du temps à me décider à ne pas traiter. Je n’ai pas pris cette décision à la légère. J’ai beaucoup discuté avec d’autres collègues qui travaillent en bio et en conventionnel. Il y a à l’évidence un abandon de la souveraineté chez soi qui désole les gens et génère beaucoup de frustrations. Les autorités (DRAAF, syndicat des viticulteurs, etc.) nient les capacités des vignerons à être des acteurs responsables de leurs actes et on assiste à des abus de pouvoir. Si l’épandage systématique n’est pas autorisé par l’arrêté ministériel, le prétexte de risque de pandémie laisse une grande latitude aux préfets pour prendre ce genre de décisions et multiplier les dérogations sous l’impulsion de la DRAAF ou de la Fédération régionale de défense contre les organismes nuisibles (FREDON). Et il y a surtout une volonté affichée de réprimer ceux qui souhaitent se positionner différemment.

P. & S. Dans ce contexte répressif, vous sentez-vous isolé ou soutenu ?

E. G. Depuis la médiatisation de l’affaire, j’ai reçu de nombreux soutiens, ce qui montre que ce sujet est une préoccupation qui touche à la fois le grand public et les acteurs du secteur. J’ai notamment eu beaucoup de témoignages de viticulteurs, pas seulement en bio mais aussi en conventionnel, qui m’ont dit ne pas avoir traité non plus (ils ont par exemple acheté le produit mais ne l’ont pas épandu, ou ont modifié les étiquettes).
À l’inverse, d’autres ont traité, notamment en bio, tout en disant pour un certain nombre d’entre eux qu’ils ne savaient pas comment se positionner, notamment de peur de se faire contrôler. Mais comment­ aborder ces choses sereinement quand un sentiment de peur guide les décisions ? Un climat de psychose s’est emparé du milieu viticole. C’est pour faire entendre une autre voix et être un interlocuteur des différentes structures institutionnelles que nous avons créé en décembre le « Collectif vigneron contre la flavescence dorée : comprendre pour agir ».

P. & S. Comment expliquer que, malgré des positions de principe (plan Écophyto, loi d’avenir agricole) qui affichent l’objectif de limiter l’utilisation des pesticides, la situation demeure bloquée en France ?

E. G. Au niveau de l’encadrement technique, il n’y a aucun encouragement à moins traiter. Il y a une omerta sur l’impact des pesticides. Ce que je trouve le plus décevant, c’est que les avancées qu’on avait amorcées depuis vingt ans ont trouvé un coup d’arrêt. Depuis les premières plateformes sur l’agriculture raisonnée en 1995, j’avais le sentiment d’une prise de conscience progressive et collective sur les limites de l’utilisation des produits chimiques. Chaque viticulteur par ses pratiques peut modifier les équilibres naturels, et les notions de respect des équilibres et d’analyse des situations au cas par cas semblaient gagner du terrain. Le traitement systématique va complètement à l’opposé de cette démarche. C’est un constat d’échec. Mais il n’y a pas ici de grand complot­, nous sommes confrontés à des systèmes d’influence, des habitudes et des idées reçues. Dans ce contexte, il faut rester ouvert, ne pas stigmatiser.

P. & S. Vous en appelez à la responsabilité individuelle ?

E. G. Effectivement, cela me paraît essentiel. Je n’ai jamais dit qu’il ne fallait jamais utiliser de traitement. Les vignerons sont tout à fait conscients de la dangerosité des maladies, et de leurs effets parfois dévastateurs ; et pour cause, cela fait plus de douze ans que certains d’entre nous font face à cette maladie et nous en sommes les premières victimes. Mais il ne s’agit pas là d’une maladie récente inconnue et soudaine, comme avec l’arrivée du phylloxéra au tournant du siècle dernier. Bien qu’on la connaisse depuis un moment on ne met pas en place d’outils pour comprendre comment elle se développe et comment la gérer de manière appropriée. Nous revendiquons le droit à une approche alternative, de pouvoir essayer des méthodes de prévention, des produits à base de plantes, d’huiles essentielles ou autres. Au moins, nous voulons pouvoir faire des essais sans subir les foudres des autorités.

P. & S. Au fond, quel est l’enjeu de ce procès pour vous ?

E. G. Je souhaite expliquer pourquoi j’ai fait ça, pourquoi on est nombreux à se poser ces questions légitimes et pourquoi la réponse des pouvoirs publics nous paraît insatisfaisante. Je me considère comme un lanceur d’alerte. Je ne trouve pas normal que des décisions aussi importantes soient prises sans impliquer les viticulteurs dans la réflexion, dans un climat de peur ou de terreur. Qui paiera les pots cassés de cette politique ? Qui indemnisera les personnes malades dans cinquante ans ? Moi je veux demeurer responsable de mes actes.

* Après plusieurs reports, Emmanuel Giboulot doit normalement comparaître le 24 février.

 

Sensibilisation et initiatives

source: plantes-et-sante