Les ruses de la grande bouffe

INTERVIEW  Les nutriments valent-ils mieux que les aliments ? Est-on obsédé par les omégas 3 ? L’Américain Michael Pollan décrypte dans son «Manifeste» les stratégies de l’industrie. Et donne quelques recettes.

Qu’est-ce qu’un Américain peut nous apprendre sur une alimentation saine ? Plus qu’il n’y paraît. Après tout, les Etats-Unis ont toujours eu une longueur d’avance : premiers à industrialiser l’alimentation, premiers à être touchés par le désastre de la santé publique qui en découle… Et premiers à chercher des solutions ? C’est probable. En tout cas, Michael Pollan, 59 ans, auteur scientifique, journaliste au New York Times et professeur de journalisme à l’université de Berkeley, écrit depuis une dizaine d’années de brillants ouvrages sur le sujet. Son cheval de bataille: l’industrie agroalimentaire, qui nous fait avaler tout et n’importe quoi, mais surtout des céréales (sous forme de sirop dans le soda, ou d’huile dans les chicken nuggets). 

Selon Pollan, en plus de rendre gros et malade, la nourriture industrielle dérègle le bon sens de l’omnivore : elle lui apprend à penser en termes de «nutriments» (oméga 3, lipides) et non plus d’aliments. Au point de ne plus savoir ni quoi, ni comment, ni quand manger. Dans son dernier livre traduit en français, le Manifeste pour réhabiliter les vrais aliments, Michael Pollan remet les pendules à l’heure. Et explique pourquoi il n’est pas forcément judicieux de remplacer le beurre par de la margarine, ni nécessaire de se gaver de grenades pour aller mieux.

D’où vient votre intérêt pour l’alimentation ?

A l’origine, je m’intéressais à la nature : j’étudiais les plantes, je cultivais un petit potager. Je n’étais pas un fin gourmet, mais j’ai compris que je devais faire attention à ce que je mangeais pour comprendre mon environnement. L’agriculture redéfinit les paysages autour de nous, elle a un impact sur l’air qu’on respire.

Quel fut votre déclic ?

A la fin des années 90, alors que je travaillais sur mon livre Botanique du désir (2001), j’ai visité, un peu par hasard, une ferme d’agriculture intensive de pommes de terre. Je suis tombé des nues : 125 000 hectares gérés par un agriculteur derrière un ordinateur, qui, depuis son bureau, arrose les plants d’eau, d’engrais et de pesticides. Dans le lot, certains intrants sont si nocifs qu’il faut attendre cinq jours pour fréquenter les champs et plusieurs semaines avant de consommer les patates… qui finissent transformées en frites – notre pain quotidien. Avant cette visite, je ne m’étais jamais posé la question de la production industrielle. Comme la plupart des Américains, je vivais déconnecté. Cette découverte m’a donné envie de leur ouvrir les yeux.

Les Etats-Unis restent votre terrain d’études. Dans quelle mesure vos analyses s’appliquent-elles au reste du monde ?

Le modèle américain s’est implanté partout, même si le régime alimentaire qui en découle rend gros et malade. Le Brésil possède des champs d’OGM maintenant plus grands que les nôtres. Les céréales qu’ils produisent servent à nourrir les porcs d’élevage intensif en Chine ou en Europe de l’Est. Le sort des autres pays est, à vrai dire, liée à la politique intérieure américaine : quand par exemple Michelle Obama fait pression pour que les marques de soda arrêtent de cibler les enfants dans leurs publicités, ces entreprises agroalimentaires, pour «compenser», vont redoubler d’efforts marketing dans les pays pauvres.

Tous les pays sont-ils pareillement menacés ?

Non, les Etats-Unis n’avaient pas de culture culinaire, et donc quasiment aucun moyen de résister aux appâts de cette fast food. Ce n’est pas le cas de la France, du Japon, de la Chine ou encore de l’Italie, où est né le mouvement contestataire de la slow food. Dans ces pays, la dimension sociale des repas et les traditions alimentaires peuvent faire rempart.

Dans votre livre, vous évoquez souvent le «paradoxe français».Quel est-il ?

Les Français mangent des aliments que les Américains jugent malsains, comme le foie gras ou la crème fraîche. Et pourtant, ils sont plus maigres et souffrent moins de maladies. Voilà pour le paradoxe. Pour ce qui est des explications, on peut supposer qu’il y a un ingrédient magique dans le vin rouge ! [rires.] Ou, plus sérieusement, que l’alimentation en France est encadrée par des règles. Vos portions sont plus petites, le grignotage est tabou, les repas se prennent en famille. Ces différences sont bien résumées par la manière dont on interroge quelqu’un sur sa faim. Aux États-Unis, on demande : «Are you full ?» (littéralement : «es-tu plein ?»). En France :«As-tu encore faim ?». D’un côté, on mange jusqu’à saturation, de l’autre, on écoute son corps. De manière générale, les Français cultivent une attitude plus décontractée à la nourriture, et sont plus dominés par le plaisir que la culpabilité. Les Américains moralisent leurs choix. Une enquête a montré que lorsqu’on présente à un Américain une photo d’un gâteau au chocolat, le premier mot qui lui vient à l’esprit est «calories» ou «faute». Le Français, lui, pense d’abord «gâteau d’anniversaire»… Une attitude plus saine puisqu’elle permet d’apprécier les douceurs sans en faire une obsession. Ces habitudes dont vous n’avez pas conscience vous protègent. Même si le marketing forcené de la fast food les met en danger.

En quoi consiste-t-il ?

Depuis toujours, la fast food travaille à rendre son image «glamour» et paye cher des célébrités pour promouvoir ses produits [Beyoncé pour Pepsi ou David Beckham pour Burger King, ndlr.] En ce moment, Taco Bell essaie d’institutionnaliser un quatrième repas, pris vers 23 heures ou minuit. Quelle idée ! Le problème de l’industrie alimentaire est qu’elle est limitée : on peut vendre à un consommateur un nombre infini de disques ou de chaussures, mais pas de denrées alimentaires. Pour y remédier, cette industrie invente des solutions farfelues avec, jusqu’ici, un certain succès : en 2014, un Américain mange en moyenne 500 calories de plus, par jour, qu’en 1980.

Quel rôle jouent les chefs dans cette bataille ?

Un rôle pédagogique. Des gens comme Jamie Oliver ou Alice Waters (fondatrice en 1971 du restaurant californien «Chez Panisse», étendard de la slow food) ont montré au grand public que la bonne cuisine, c’est avant tout des produits issus d’une agriculture saine. Aux États-Unis, pendant des décennies, le métier d’agriculteur était méprisé : une manière de penser encouragée par l’état qui se méfiait de l’esprit contestataire et parfois populiste des paysans. Aujourd’hui, et c’est un grand progrès, de jeunes Américains s’intéressent de nouveau au travail de la terre.

Selon vous, on s’est déconnecté des aliments simples pour faire confiance au nutritionnisme qui serait «l’idéologie officielle de l’alimentation industrielle»

L’idéologie nutritionniste est coupable d’avoir forgé des mythes pernicieux : par exemple, que le nutriment est plus important que l’aliment. On voit le résultat chez les Américains : aucun peuple ne se préoccupe autant des conséquences pour sa santé de ses choix alimentaires, et pourtant aucun peuple ne souffre autant de problème de santé lié à son alimentation. La nutrition est une science difficile à étudier, où l’on n’est jamais sûr de rien : certes, les études prouvent que ceux qui mangent plus de légumes développent moins de cancers. Mais quelle en est la raison ? Les légumes ? Ou le fait qu’en privilégiant les légumes, on mange moins de viande ? La seule certitude dont on dispose, c’est que la sagesse d’un régime culinaire traditionnel français, italien ou grec est plus fiable que tous les conseils des nutritionnistes.

Mais les conseils des nutritionnistes obéissent aussi à des modes, non ?

En effet. Les lipides ont longtemps été la bête noire ; puis on est passés aux glucides, et aujourd’hui, c’est le gluten ! Certains aliments, à l’inverse, sont réhabilités par le marketing nutritionnel. L’avocat était autrefois considéré comme un ingrédient riche en lipides à éviter coûte que coûte ; aujourd’hui on le recommande pour ses acides gras mono-insaturés. Les oméga-3 des noix (qui jusque-là faisaient grossir) préviennent maintenant des maladies cardiaques. La grenade a le vent en poupe, car elle protégerait de certains cancers… En vérité, une sous-catégorie de la science nutritionnelle, en plein essor, est douée pour trouver un bénéfice santé aux produits qu’on lui demande d’étudier…

Quelles sont vos «règles» du bien-manger ?

Manger en quantité raisonnable de la vraie nourriture (et non des simili-produits comestibles dont regorgent les supermarchés, proposés dans un emballage pourvu d’allégations prometteuses pour la santé). Et surtout : manger des végétaux.

Une autre définition que vous donnez de la «vraie nourriture», ce sont les aliments que «votre grand-mère serait en mesure de reconnaître». Et les grands-pères, alors ?

Les hommes de la génération de mes grands-parents ne cuisinaient pas. C’est une des raisons pour lesquelles la qualité de l’alimentation s’est dégradée à partir des années 50 : on considérait que la cuisine ne concernait que les femmes. Quand elles se sont mises à travailler, au lieu de redéfinir une parité dans le partage des tâches en cuisine, on a confié à l’industrie agroalimentaire le soin de nous nourrir. La fast food s’est quasiment approprié le mouvement féministe. Au point que dans les années 70, une publicité de KFC montrait un seau de poulet frit avec pour légende :«libération de la femme».

Êtes-vous optimiste concernant l’avenir ?

Il y a des raisons de garder espoir : il existe des solutions pour bien manger aujourd’hui (ce n’était pas forcément le cas il y a trente ans), et les mouvements de protestation contre la nourriture facile et nocive se multiplient. Reste la question de l’argent : la fast food est, en termes de calories, le choix le plus rentable. Et c’est dans l’intérêt des autorités que la nourriture soit bon marché, puisque cela représente un énorme secteur économique… Dans tous les cas, il faut veiller à ne pas diviser le monde en deux cultures culinaires différentes, l’une pour les riches, l’autre pour les pauvres.

Manifeste pour réhabiliter les vrais aliments, éditions Thierry Souccar, 248 p., 15 €.

Elvire von BARDELEBEN

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