Un même type d’alimentation peut-il convenir à tout le monde ? La question se pose particulièrement lorsqu’on parle d’alimentation “paléolithique”, puisqu’on renvoie à des périodes longues de plusieurs millions d’années, durant lesquelles l’Homme (avec majuscule) a évolué. Est-ce que des généralités sur l’ “Etre humain”, et son évolution, peuvent convenir lorsqu’il faut conseiller UNE personne sur son alimentation ?
Beaucoup de nutritionnistes diront que chaque personne est différente. Et qu’on ne peut donc pas les aborder toutes avec les mêmes principes alimentaires.
Certes, chaque individu possède un ADN qui lui est propre. En ce sens, nous sommes bien tous différents. Néanmoins, toute la science médicale se construit sur des généralisations, concernant ce qui est bon ou mauvais pour l’ensemble des êtres humains. Ca va même plus loin, puisqu’une grande partie des tests et expériences sont faits sur des animaux. Cela veut donc dire qu’on fait l’hypothèse que quelque chose qui suscite, admettons, du diabète chez des souris, pourrait susciter du diabète chez des humains également.
Autrement dit, si des généralisations inter-espèces sont possibles, on peut faire l’hypothèse que des généralisations intra-espèces le sont tout autant.
C’est ce que j’appelle le “paradoxe du biologique et de l’humain” : si les corps biologiques sont assez similaires, les êtres humains sont par contre fort différents. C’est la complexité qui apparaît lorsqu’on quitte le domaine strict du biologique, du physiologique, du médical, pour aller vers l’être humain concret, dans toute la complexité de sa situation sociale, affective, psychologique quotidienne et concrète.
Prenons un exemple. Mathieu et Philippe se mettent à boire du jus d’orange, frais et pressé, le matin. En soi, le jus d’orange – et les jus de fruits en général – ne sont pas le meilleur choix, parce que leur index glycémique est relativement élevé. Le fait d’avoir enlevé les fibres du fruit fait que l’assimilation des sucres en est accélérée. L’index glycémique du jus d’orange est plus ou moins de 45.
Imaginons qu’avant de se mettre au jus d’orange, le matin, Mathieu mangeait des tartines de pain, avec du chocolat. L’index glycémique de ces tartines devait être au-delà de 65. C’était donc des sucres rapides, qui provoquaient une augmentation de l’insuline, et donc une prise de masse grasse possible. Le fait de remplacer ses tartines au chocolat par du jus d’orange va donc peut-être lui permettre de perdre du poids.
Philippe, quant à lui, avait l’habitude de se faire une omelette avec des légumes (brocolis, haricots verts, etc.), c’est-à-dire des aliments à index glycémique très bas, en dessous de 30. Pour lui, le jus d’orange implique donc davantage d’insuline, une charge de sucre plus importante, et donc potentiellement une prise de poids.
Est-ce que cela signifie que Mathieu et Philippe ont des corps différents qui réagissent différemment ? Non. Cela signifie que dès qu’on intègre un aliment dans l’alimentation d’une personne, ses caractéristiques intrinsèques etabsolues (son index glycémique, sa charge en sucre, sa teneur en graisse, etc.) doivent être considérées de manière relative aux autres aliments qui composent l’alimentation de la personne, et en particulier relativement avec ce que cet aliment vient remplacer.
Ce n’est donc pas un paradoxe de considérer que la science peut proposer des consignes alimentaires généralisées à tous les êtres humains ET qu’un même aliment peut avoir des effets différents d’un individu à l’autre.
Ce n’est pas non plus un paradoxe de penser que nos corps fonctionnement finalement de manière assez proche ET que deux individus peuvent réagir de manière diamétralement opposée au même aliment.
Et ce n’est pas non plus un paradoxe d’être à la fois normatif, c’est-à-dire de dire que des aliments sont mauvais en soi (mauvaises graisses, sucres rapides, aliments inflammatoires) et que d’autres sont bons en soi (légumes, fruits, viandes naturelles, poissons gras, etc.), ET d’individualiser chaque conseil alimentaire.
Le philosophie Spinoza disait que le bon et le mauvais sont doublement relatifs, et se disent l’un par rapport à l’autre, et tous deux par rapport à un mode existant. Si l’on voulait paraphraser Spinoza que lie le bon et le mauvais à la puissance d’agir (“Objectivement, dès lors, est bon ce qui augmente ou favorise notre puissance d’agir, mauvais ce qui la diminue ou l’empêche“, Deleuze, 1981 :74), on pourrait dire que les “bons” aliments améliorent notre état de santé et que les “mauvais” diminuent notre état de santé.
Le corps humain est par excellence un système “complexe”, dans son sens latin, complexus, qui est tissé ensemble (Heylighen & Gershenson, 2005). Et la nutrition doit donc nécessairement se présenter comme une approche “relationnelle” : chaque aliment doit être considéré en relation avec tout ce que la personne mange et fait de sa journée.
On peut donc garder un modèle alimentaire unique, fondé sur des généralisations scientifiques, comme l’est l’alimentation paléolithique, tout en veillant à adapter les conseils nutritifs à l’état de santé de la personne, à ses habitudes alimentaires, et à tout ce qui compose son existence : activité physique, sommeil, etc.
C’est le paradoxe, en nutrition, du biologique (généralisé dans les recherches scientifiques en nutrition) et de l’humain (individualisé dans les suivis nutritifs).
- Deleuze, G. 1981. Spinoza. Philosophie pratique. Paris : Editions de Minuit.
- Heylighen, F., & Gershenson, C. 2005. How Can We Think Complex ? in Richardson, K. (ed). Managing Organizational Complexity: Philosophy, Theory and Application, Information Age Publishing, pp. 47-62.